L’édito de la semaine
La beauté est-elle inutile ?
Au-delà d’une nouvelle (presque) éponyme de Maupassant, novatrice en son temps et portant à réfléchir sur notre perception des femmes et notre rapport amoureux à elles, souvent placé sous le sceau de la confiscation et de la jouissance unilatérale, c’est une question à laquelle la mode est souvent confrontée. Taxée de superficielle, on lui fait trop souvent un procès qui ne devrait pas être le sien (à l’inverse du système qu’elle entretient).
Selon le subversif Jacques Lacan, le beau serait une barrière à la pulsion de mort, qui empêcherait les humains de passer à l’acte. Une forme d’ultime rempart à la sauvagerie et au “Ça” morbide. Chez les Courbes, on n’est pas vraiment calés en philo ou en psychanalyse, mais on aurait en fait tendance à définir le beau comme un souffle de vie. La beauté rend l’objet, quel qu’il soit, plus désirable. Elle facilite son adoption et légitime son existence. L’accomplissement d’un designer se trouve dans la parfaite rencontre du beau et de l’utile. Une conjugaison moins poétique que nécessaire, en réalité.
Nécessaire, car de tous temps, le beau s’est mêlé au progrès et l’a servi. Il contribue à populariser ou bien à réinventer. Le beau a une fonction, qui répond à des enjeux. Si le design de cycles connaît aujourd’hui un nouvel essor, c’est bien parce que les questions de mobilité alternative sont redevenues clés - Canyon Bikes a plus que triplé son CA en 5 ans, avec 30% de croissance l’année passée. Il en fut et en est de même pour le mobilier d’intérieur, la voiture ou… le vêtement.
Le tweed, le jersey et les matériaux synthétiques se démocratisèrent en raison de la pratique sportive, qui imposait une nouvelle mobilité des corps, nécessitant par la même de nouveaux designs. La mode s’est même conjuguée à l’émancipation sociale en certaines de ces occasions. On pense à l’Australienne Annette Kellerman qui conçut de ses propres mains un maillot pour femmes (enfin) adapté à la natation - le premier une-pièce de l’histoire - lorsqu’elle tenta de traverser la Manche à la nage en 1905. Près du corps, jugé scandaleux à l’époque, Kellerman fut même arrêtée à Boston en 1907 pour indécence alors qu’elle arborait un similé. Son maillot préfigura du développement du deux-pièces par Jacques Heim, 30 ans plus tard (les hommes ont un rapport au temps à géométrie variable : on a tendance à se montrer beaucoup plus prompts en d’autres circonstances).
A ce sujet, l’exposition qui court actuellement au Musée des Arts Déco "Mode et sport, d’un podium à l’autre" vaut le détour. Si nous avons été un peu déçu par la sélection des tuniques modernes exposées, parmi lesquelles seule une création de Issey Miyake se détache vraiment, elle apporte un éclairage historique sur un sujet rarement abordé et a le mérite de le traiter de façon substantielle.
Alors, le beau… pas si futile, n’est-ce pas ? Cette semaine, Doudou a donc choisi d’ouvrir le bal avec une paire de chaussures qu’on pourrait exposer en galerie et qui semble appartenir à un autre temps.
L’outfit de la semaine x Doudou
Les chaussures
Dans l'arène insatiable des réseaux sociaux, une image vaut-elle vraiment mille mots ? Je suis tenté de répondre par l'affirmative après avoir été happé par une photo Polaroid, dévoilée par le photographe Okdeon sur Instagram, qui a fait surgir de l'ombre un génie de la chaussure : Marcos Hjorn.


Chaque paire de chaussures est façonnée à la main dans son atelier Casa Brut, mais ce n’est pas tout : Marcos est un fervent défenseur de la durabilité. Il se concentre sur des designs durables, confectionnés avec des matériaux de la plus haute qualité. Il ne produit que sur demande, réduisant ainsi le gaspillage inutile et s'engage dans un rythme de travail authentique, en harmonie avec les matériaux qu'il manipule et la temporalité qu’une forme de décroissance souhaitable nous impose.
Une introduction prometteuse, n'est-ce pas ? Mais ce qui m’a le plus ébloui, c'est l'approche méticuleuse et le souci du détail de Marcos Hjorn. La paire de chaussures qui m’a fait fondre, c'est une “slip-on” aux détails de smocking en cuir (Lacan nous pardonnera peut-être notre forfait pour l’occasion), confectionnée avec un cuir de veau de Concieria Maryam, une tannerie familiale italienne. On est ici face au beau dans toute sa générosité.



Le pantalon
Si le Danemark était déjà réputé pour sa culture du design, il écrit à présent ses lettres de noblesse en matière de mode. J’en veux pour preuve le défilé de MKDT Studio à la Copenhagen Fashion Week, qui a fait s’installer sans frapper la capitale danoise à la table des grands.
Son passage sur le podium n'était pas seulement un spectacle : je l’ai vécu comme une symphonie sartoriale, mêlant le minimalisme danois à une audace assumée. À la place de la Petite Sirène, j’aurais troqué mes coquillages pour une de leurs créations sans broncher.
Déjà en vente, ce pantalon aux jambes droites m’a séduit. L’association des plis avant et du dessin des poches arrières est tout simplement exquis. Taillé dans une toile de coton twill joliment texturée, sa sobriété donne à notre look un côté plus casual et permet aux pièces très stylisées comme les chaussures d’avoir la place qu’elles méritent, sans ressembler à un épouvantail.



La chemise
Et comme il fait bon vivre à Copenhague, pourquoi en partir ? Au cœur de la capitale danoise, sur la célèbre rue piétonne Strøget, Mfpen a transformé deux chambres en un espace de vente inédit. Surplombant la fameuse Storkespringvandet, leur appartement-boutique offre une expérience de shopping unique. Un peu comme si vous étiez invité chez un ami de bon goût, qui aurait quelques pépites nichées dans sa garde-robe (des exclusivités y sont présentées).
Techniquement, mfpen se qualifie comme une incarnation du "quiet luxury" dans le sens stylistique du terme. Leurs manteaux en bouclé, leurs cardigans urbains et leurs pantalons à plis incarnent ce cool "IYKYK" (If You Know, You Know). Mais la pièce qui m’a embarqué pour de bon, c’est leur chemise oversize en popeline grise avec un motif à rayures tissées, la "Generous Shirt". Elle est à la fois surdimensionnée et décontractée, avec des épaules tombantes et un ourlet arrondi. C'est la quintessence du "cool sans effort" et du confort luxueux.


Le cardigan
Marni est une marque qui divise. Ses créations sont comme des comètes, apparaissant brièvement puis disparaissant dans l'obscurité, pour mieux réapparaître au moment le moins attendu. Ma position, c’est que Marni n’est pas intemporelle mais est indémodable, à la manière d’un Gucci. Une marque pour ceux qui peuvent se permettre d’avoir un dressing suffisamment dense pour y remiser des pièces pendant plusieurs années avant de s’en resservir.
Mais imaginez-vous un instant enveloppé dans ce cardigan à manches longues. D'un côté, le mohair caresse votre peau, de l'autre, la laine côtelée vous embrasse d’une étreinte chaleureuse. Les ourlets à bords francs et les surpiqûres sous les manches ajoutent une touche d'irrévérence. J’aime particulièrement cette pièce parce qu’elle m’évoque Rothko. Les couleurs, les textures et les superpositions ont quelque chose d’organique et donc de vivant.


Allez, on vous dit à la semaine prochaine. Bon week-end !
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