Aux étés lourds les habits légers
Alors que la chaleur écrasante met au supplice la Grèce et la Sicile, et que l’urgence climatique nous appelle à drastiquement diminuer notre consommation et à changer nos styles de vie, la question du vestiaire masculin peut sembler anecdotique, si ce n’est déplacée.
De notre côté, nous y voyons l’occasion de repenser notre garde-robe de façon durable, en réalisant des choix pérennes et en nous intéressant à des vêtements qui sauront faire face à l’épreuve du temps, des tendances et du confort.
Aussi, à l’heure de vous présenter un indispensable du vestiaire estival, notre regard s’est naturellement porté sur la Guayabera. Élégante et intemporelle, c’est l’emblème du style à la Cubaine. Alternative parfaite à la chemise hawaïenne, discrète, mais d’un caractère certain, elle se révèle aussi plus versatile que cette dernière. Ses courbes amples et son col dégagé apportent une décontraction sophistiquée à la silhouette, en faisant une pièce facile à porter, adaptées à la plupart des événements. C’est l’une des raisons de la longévité de ce vêtement, né il y a près de 200 ans.
Chemins de traverse
Certaines théories font remonter l'origine de la guayabera aux Philippines, avant même l'arrivée des Espagnols. D’autres spécialistes suggèrent que la chemise proviendrait du Yucatán, au Mexique, où elle aurait été portée depuis le milieu du XIXe siècle, avant d'être remplacée par les chemises occidentales au début du XXe siècle. Elle serait arrivée jusqu’à Cuba par l'intermédiaire de marchands d'esclaves.
Mais la plupart des versions s’accordent à dire qu’elle est née sur l’île, entre les mains d’Encarnación Núñez García. C’est cette histoire que nous avons choisi de vous raconter.
Du fil à retordre
Sancti Spiritus, Cuba, quelque part vers le milieu du XIXème siècle.
José Pérez Rodríguez, venu d’Espagne des suites de l’accaparement par le Royaume de Cervantes des terres cubaines, est assis dans sa cuisine. Devant lui, sur une table en acajou de Cuba, trône une chemise abîmée que sa femme Encarnación Núñez García a entrepris de repriser. La pièce est dénudée, le mobilier modeste. Sa condition d’ouvrier agricole l’est davantage encore, mais elle reste plus désirable que celle des milliers d'esclaves des ingenios et des cafetales qui ne retrouveront leur liberté qu’en 1886, après plus de 350 années d’une traite inhumaine. D’ailleurs, les propriétaires de plantations voient d’un mauvais œil ce salariat naissant sur l’île. Il métisse affranchis et blancs et met en péril leur modèle économique.
La Tierra Caliente porte bien son surnom. Le travail aux champs est pénible, les chaleurs estivales cubaines, difficilement tenables. La chemise de José lui tient chaud. Trop chaud. Si bien qu’il tire dessus, souvent, et en déchire régulièrement le col. Un col qu’Encarnación répare pendant que la funche cuit. Dans la grande casserole en cuivre se mêlent farine de maïs et viande salée. Frugal, ce plat a le mérite de faire son office pour un prix défiant toute concurrence. L’espace d’un instant, José songe aux festins que s’offrent les frères Iznaga dans leur bâtisse coloniale, devant le parterre des corps qui ploient sous l’effort. Rapidement, il chasse cette image de son esprit et s’applique à nettoyer sa gamelle. Ajouté de l’amertume à son assiette lui gâcherait le déjeuner. Le ventre plein, José écrase son cigare et retourne au travail en longeant la rivière Yayabo.
L’après-midi, Encarnación, peu désireuse de reprendre son ouvrage le soir même, remet à demain le ménage et entreprend de confectionner un habit à José. Un habit qu’il ne lui faudra pas repriser chaque semaine. Il aura des manches longues, pour se prémunir du soleil et des coupures. Quiconque a travaillé aux champs à mains nues sait les stigmates que ceux-ci peuvent laisser. La terre qu’on manœuvre n’est jamais totalement docile, et qui lui prend doit sans cesse lui donner. Pour les précaires, c’est souvent le sang.
Des manches longues, donc. Et un col large. L’ensemble doit être robuste mais aéré. Il lui faudra des poches aussi. De quoi ranger le mouchoir avec lequel José éponge la sueur de son front, ses papiers et le couteau que tout homme de l’époque se doit de posséder pour subvenir aux menus ouvrages. Le dernier des quatre empiècements sera pour les cigares qu’il fume avec ses compagnons, quand le contremaître part au loin.
José, Ignacio, Ernesto et Ayokunle, l’un des rares affranchis Yorubas de l’île, posent leurs culs-terreux de concert, en cercle, fourbus mais soulagés. Ces quatre-là partagent presque tout, ce qui est souvent peu. La terre, le soleil, l’effort et le tabac. Huit mains sales autour des feuilles brunes, quatre visages couverts de sueur. La fumée grise colle à cette mer d’huile, dont la couleur les indiffère. Tous les 4 appuieront par ailleurs la révolte de 1868, où les esclaves se soulèveront. Sous l’impulsion du mouvement de la province de Las Villas, un peu plus au Nord, commencera alors la Guerre des Dix ans, préfigurant la nouvelle ère d’un Cuba indépendant où l’esclavage, 18 ans plus tard, sera enfin aboli.
Après avoir pris congé de ses comparses, José remonte le lit de la rivière. Sur le pas de la porte, sa femme l’attend. Elle lui montre les débuts de l’ouvrage. Quelques jours plus tard, celui-ci est achevé. Conquis, José demande à Encarnación d’en réaliser trois autres pour ses amis.
Ainsi naquit la Guayabera, dite “chemise cubaine”. Bien avant Coco Chanel, c’est donc là aussi une femme qui donna au monde de la mode l’un de ses classiques intemporels. La Maison organisera par ailleurs en 2016 un défilé à Cuba, sous l’égide de feu Karl Lagerfeld.
Disclaimer: l’extrait que vous venez de lire est un récit d’invention. S’il comprend des éléments sourcés et des faits historiques réels, sa forme est bien celle d’une fiction.
“Faîtes vos jeux” : le pari gagnant de la Guayabera
La Guayabera connaît ensuite un nouvel essor, porté par l’industrie des jeux d’argent. Dans les années 1920, alors que le tourisme à Cuba s’intensifie, les premiers casinos d’envergure voient le jour sur l’île.
Après plusieurs fluctuations au cours des trois décennies suivantes, l'industrie florissante du jeu connaît son plein avènement au milieu des années 1950. A l’origine, les manoeuvres de Fulgencio Batista (ancien Président de la République de Cuba proche des Etats-Unis, mis à la porte en 1959 par la révolution portée par le Ché et le Clan Castro), de ses associés et des mafieux. Ceux-ci mobilisent les ressources des banques de développement de l'État et des fonds de pension syndicaux des États-Unis pour construire des hôtels-casinos, tels que le Riviera, le Capri et le Havana Hilton (aujourd'hui Habana Libre).
Cette époque faste des casinos à Cuba crée un environnement où la guayabera devient incontournable. Pièce maîtresse de ceux qui ont la chance (ou l’inélégance) de participer à ces soirées prestigieuses financées en partie sur les deniers publics, elle représente l'élégance et le raffinement dans un monde de glamour et d'argent. Comme souvent, les puissants se sont donc approprié un symbole du peuple, le portant dans des sphères d’où celui-ci était exclu.
La guayabera survivra à la Révolution et traversera ensuite les époques pour gagner ses lettres de noblesse en s’affichant sur des figures historiques, de Fidel Castro à Ernest Hemingway, de Pablo Picasso à Orson Welles, de John Wayne à Johnny Depp (on vous laissera juge de la fréquentabilité des uns et des autres).
En bref
Vous l’aurez compris, la guayabera est intimement liée à la culture, à l'histoire et aux sociétés hispanique et caribéenne. Ses origines modestes et artisanales lui donnent un charme sans pareil. Arborant une esthétique distinguée, elle se pare de plis subtils, de poches fonctionnelles et de broderies élaborées. C'est dans cette minutie que réside le secret de son élégance décontractée. Elle est aujourd’hui encore portée lors des rituels familiaux, des mariages, des fêtes et des cérémonies traditionnelles.
Côté matériaux, adios les étoffes lourdes. La guayabera mise plutôt sur des textiles délicats qui soulagent la peau et nous laissent libres de nos mouvements. Confectionnée en étoffes légères, aériennes et respirantes, elle devient une alliée sûre face aux chaleurs estivales, sans jamais compromettre ni style ni confort.
Les créateurs de mode ont revisité cette pièce emblématique avec audace en intégrant des coupes modernes et des tissus innovants, tout en préservant son essence traditionnelle. Ainsi, la guayabera est devenue un symbole d'élégance intemporelle qui transcende les tendances éphémères. En dépit d’une philosophie de la mode de plus en plus mondialisée et de son appropriation par de nombreuses marques, la guayabera reste un symbole fort et authentique de la culture cubaine, de ses origines prolétaires et de sa société unique et métissée. Si vous la portez, c’est bien d’un morceau d’histoire dont vous vous parez.
Pour continuer le voyage
Cuba, c’est loin. La bonne nouvelle, c’est que tout en limitant votre bilan carbone, il est possible d’en porter un petit bout sur soi. Voici notre sélection d’adresses où shopper responsable et durable cet écrin des Caraïbes :
Pour les dandy qui aiment la tradition :
La Maison Courtot - 113, rue de Rennes 75006 Paris
La guayabera en lin italien, 350€
Pour les néo-classiques :
De Fursac - 34 avenue de l’opéra 75002 Paris
La quatre poches, lin mélangé, à 195€
Pour les audacieux :
Dolfo Domínguez - 17 Rue Pavée, 75004 Paris
La guayabera à col revisité avec inspiration Mao, 100% lin européen, 225€
Pour les puristes (fortunés) de passage à Madrid :
Camiseria Burgos - Au numéro 2 de la calle de Cedaceros
Chemisier attitré des rois d’Espagne et notamment de Juan Carlos I, qui portait régulièrement la guayabera
Ça, c’est pour les modèles les plus fidèles. Mais comme on vous le disait, la guayabera a inspiré nombre de créateurs et popularisé le “col cubain” : voici donc quelques pièces qui s’inspirent de ce vêtement mythique et font leur effet, tout en prenant certaines libertés vis-à-vis de sa forme originelle :
Chez Harago, avec cette chemise aux broderies floral à col ouvert
Harago est une marque indienne, fondée en 2019 par l’économiste de formation Harsh Agarwal. Implantée à Jaipur, elle défend un approche durable du vêtement, s’appuyant sur l’artisanat et le savoir-faire local et donc d’entreprises familiales.
Chez OAS, les chemisettes à col cubain et aux motifs originaux.
OAS est une marque suédoise qui pense ses designs en dehors des momentums de la tendance.




Bonus : le film coup de coeur
Par Rosanna Webster and Phoebe Henry
Allez, on se retrouve le mois prochain. Et si cette édition vous a plu, vous savez ce qu’il vous reste à faire pour ne pas manquer la suivante.
Un objet éditorial est une aventure collective. Aussi, si vous souhaitez nous écrire, nous partager vos envies ou vos remarques, n’hésitez pas à laisser un commentaire. Nous y répondrons avec plaisir.