L’édito de la semaine
L’entre-soi est-il un néant ?
Si l’on en juge nombre de soirées de la Fashion Week, la réponse est un grand oui (les clichés ont la dent dure). On a rarement vu un endroit où se conjuguent, dans ces proportions, une telle connivence d’apparat et une telle absence d’intime. Une espèce d’afterwork upgradé d’une boîte dont le CEO dirait '“Ici, on est une grande famille”, mais avec des sapes à quatre chiffres et des bulles dans le Tonic (pourquoi diable les GinTo dans les bars sont-ils systématiquement dégueu’ ?).
Le faste qui y règne est un cache-misère. Une sorte de coeur artificiel qui pompe, au garde-à-vous face à l’ennui, pour simuler la vie et l’enthousiasme. On est là parce qu’il faut y être. On est polis parce qu’il faut l’être, parce que la réputation précède, parait-il. Une espèce d’empire du vide, que les usages et l’étiquette tentent vainement de meubler. Le luxe s’organise trop souvent comme une fête forcée, comme ces jours de l’An qui imposent de s’amuser, quand elle devrait être une joie de découvrir et un plaisir d’expérimenter. Une célébration de l’entier et de la différence.
Le luxe, en bien des endroits, est arriéré. Il vit dans le passé, parce que son histoire s’est bâtie sur le mystère, l’impénétrable, l’intouchable. Et aussi, la hiérarchie brutale, l’héritage, l’appropriation. Il n’y a qu’à se balader devant le Progrès ou la Perle pour constater la déliquescence d’une partie du monde de la mode : c’est l’équivalent d’un bouquin de Beigbeder. Un spectacle caricatural, un peu gênant et quelque part, complètement dépassé.
Fort heureusement, les choses évoluent et on peut voir des signaux encourageants au sein de l’industrie. Le sujet de la santé mentale commence à être adressé, ou a minima, admis du bout des lèvres - ironiquement, la psychothérapie reste elle aussi un luxe pour le plus grand nombre. Les profils qu’on trouve dans les bureaux commencent, très timidement, à se diversifier. On ne parlera pas des podiums, car la pluralité y a une fonction bien plus esthétique qu’émancipatrice. Enfin, on assiste à l’émergence d’une génération de créateur.ice.s plus underground, plus engagée, qui semble parfois se foutre pas mal des paillettes.
On pourra opposer que cela existait déjà, en prenant l’exemple de Stella McCartney, pionnière du durable qui avait refusé Gucci (dont Tom Ford a toujours nié lui avoir offert la direction), en raison de son aversion pour le cuir et la fourrure. Un courage remarquable. Mais c’était aussi le temps où l’engagement allait de paire avec certaines compromissions - on pense à cette collection capsule réalisée avec H&M en 2004.
Les planneurs strat’ vous le diront, le récent changement de logo de Burberry aussi : l’époque est à la radicalité. Ses enjeux ne peuvent plus souffrir de certaines contradictions. Alors, très naïvement, on a décidé de rendre hommage au luxe dans cette newsletter. Comme une main tendue, qui serait une invitation à changer plus vite, plus fort.
Pour rester dans le symbolisme, on commence cet outfit avec un motif floral. C’est bien, les fleurs (pas les roses, ça flingue l’environnement). Ça aurait pu être Kenzo ou Dior, mais vous commencez à nous connaître, on aime les contrepieds (autant que Jules Koundé - encore lui - face à Grenade). Alors, ce sera Lanvin.
L’outfit de la semaine x Doudou
Le Pull
Lanvin, grâce à son mariage entre innovation et tradition, demeure une référence incontestée dans le paysage mouvant de la mode. Alors que le monde observe avec intérêt la trajectoire de Pharrell Williams depuis ses débuts chez Louis Vuitton, Lanvin fait désormais équipe avec Future. Dans le cadre d’une collaboration inédite, le rappeur endosse le rôle de directeur créatif pour la toute première 'Collection Lanvin Lab'. Future doit apporter sa touche « créative » au sein de l'atelier de la maison, contribuant à l'élaboration d'une gamme de prêt-à-porter et d'accessoires destinée tant aux hommes qu'aux femmes.
Cette association suscite des interrogations quant à l'intégrité artisanale de la marque. Cependant, il convient de noter que Lanvin maintient sa tradition d'excellence, comme en témoigne ce pull en maille exclusivement tricoté en Italie.


Le Manteau
Dans l'univers de la mode, Jil Sander est une marque iconique. Épurée, contemporaine, chic, elle est parmi ce qu’il se fait de mieux en matière de luxe. Le travail de la firme pourrait se résumer ainsi : “une simplicité d’orfèvre”. Leur collaboration avec le mannequin et photographe Malick Bodian, à la présence magnétique, ne dit pas autre chose. Tout comme moi, Malick est né au Sénégal, j’ai donc une sensibilité particulière à son endroit. Le Monde a d’ailleurs dressé un joli portrait de lui et de son travail à la fin de l’été.


La marque travaille avec de nombreux photographes et développe un rapport à l’image assez unique en son genre. Elle incarne toujours ses collections dans des environnements forts, puis les édite dans des livres photos : c’est le must de l’éditorialisation et une démarche à saluer, tant le marché du luxe semble parfois verser dans un marketing facile confinant au grossier, qui met au pas la poésie. On peut y retrouver la patte des géniaux Olivier Kerverne et Chris Rhodes, entre autres, de la Sicile à Hong Kong. Mais les talents qui s’y pressent sont trop nombreux pour qu’on puisse tous les lister.
En résumé, Jil Sander a la fraîcheur du vent nouveau et l'insolence de ceux qui maîtrisent à outrance leur sujet. Je regarde donc à l’envie leurs collections, et je n’ai pas pu résister à vous partager l’une de leur dernières pièces (hors de prix, mais on est là pour s’inspirer).
Arborant une teinte délicate de rose poudré, ce manteau est l'incarnation du raffinement. La fraicheur du ton rappelle que la mode peut être à la fois sobre et vibrante. Sa coupe impeccable et ses lignes épurées dévoilent une attention méticuleuse portée aux détails : une invitation à embrasser la saison avec style et grâce.


Le Pantalon
90% des collections de Róhe sont produites en Europe. La marque, dont on vous parlait de façon sibylline la semaine dernière, est basée à Amsterdam. Elle s’efforce de limiter ses émissions de CO2 en tâchant de maintenir une proximité géographique au sein de son circuit de production. Un effort à souligner, même si la question numéro 1 en matière de responsabilité environnementale reste probablement celle du sourcing de la matière première.
Róhe et la laine, c’est une longue histoire d’amour. Le studio hollandais travaille notamment avec Ley Tricot, une entreprise familiale de tricot basée à Carpi, une localité proche de Modène. Une approche astucieuse puisque Ley Tricot, fondée par Luigi et Luciana (rejoints par leur fille Maria Elena en 1983), possède un savoir-faire textile de diamantaire. Mon choix de cette semaine porte sur un classique des années 90 : un pantalon cargo noir, confectionné dans une laine somptueuse, orné de plis marqués. Une véritable réinvention de l'indémodable et une ingénieuse façon de perpétuer là aussi l’héritage italien : la pièce est en effet manufacturée chez Bianco Tessuti.


Si vous cherchez une alternative aux pantalons cargo classiques, explorez donc l'univers de la boutique See Fan, située au 11 Rue Pastourelle, 75003 Paris. La boutique, spécialisée dans la friperie coréenne, propose une sélection de pièces rares. Son petit atelier offre une expérience de shopping intime et une petite pause pleine de douceur dans la frénésie de la capitale.
Les Chaussures
Virgil Abloh a indubitablement laissé une empreinte profonde sur ceux qui le suivaient. Son ingéniosité lui a ouvert de nombreuses portes et son énergie débordante, doublée d’une ascension fulgurante, a inspiré toute une jeunesse à la peau colorée, parfois en mal de role-models dans l’industrie. Peut-être davantage symbole que génie ou grand créateur, il fut parfois accusé de ne proposer que des resucées du travail d’autrui et de ne devoir sa légitimité qu’à la force de frappe marketing du groupe LVMH. Mais même s’il devait s’agir avant tout d’image, Virgil incarnait quelque chose. Diplômé d’architecture et Noir américain, il ne venait pas du sérail exclusif de la mode. Aux antipodes de l’entre-soi, il faisait se rencontrer les mondes, à tel point qu’il a pu lui être reproché par certains d’un peu trop “se servir” dans la street culture.
Parmi ses talents se trouvait sa capacité à réinterpréter des designs pour les rendre véritablement unique. On garde en tête son projet The Ten, où il retravailla 10 modèles de chaussures iconiques, de la Converse Chuck Taylor à la Air Force 1. En matière de création, l’approche de Virgil était sûrement moins d’inventer au sens premier, que de partager une culture et un regard personnels.
Ce talent, Jjjjound l’a également. Très apprécié de Virgil, le label montréalais fondé par Justin Saunders était à l’origine un '“simple” blog, qui s’est peu à peu transformé en une source d’inspiration de référence pour l’industrie du streetwear. Parmi les collaborations fructueuses que la griffe canadienne a engagées ces dernières années, une paire de chaussures se démarque tout particulièrement : la Gel Kayano 14 de Asics. Jjjjound a apporté sa touche personnelle en conférant à cette paire, qui peut se porter au quotidien, un effet vieilli. Un côté “classic” qui nous plait forcément chez Les Courbes.


Pour s’offrir cette collaboration, il faut consentir à lâcher (trop) gros. Si vous avez prévu d’économiser pour l’achat d'une œuvre de Picasso aux enchères de Sotheby's (immense artiste aux piètres qualités humaines), n'hésitez pas à envisager la version classique, qui est disponible ici sur Vinted. On ne le répètera cependant jamais assez : les sneakers sont une catastrophe environnementale. Si vous en achetez, prenez-en soin. Le streetstyle, c’est cool, mais c’est aussi une bombe écologique.
Et comme cette newsletter est placée sous le signe du partage, voici un évènement à ne pas manquer : les 5 ans du Floréal de Belleville se tiennent en ce moment-même et ce, jusqu’au 5 novembre. En deux actes, le premier jusqu’à ce mardi et le second jusqu’au 5 novembre.
Un lieu où découvrir des artistes émergents, s’enfiler des petits plats qui glissent “tout seul” à l’occasion d’une résidence de chef.fe.s et se rafraîchir le gosier en profitant d’une sélection pointue de liquides en tous genres. Pensez à réserver !
Allez, on vous dit à la semaine prochaine. Bon week-end !
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À la semaine prochaine viiiiite ⚡️